Le plus difficile lorsqu’il y a pléthore, c’est de ne pas se tromper de cible. Cela a failli nous arriver en cherchant l’ex-manicomio di Mombello, munis de mes seules prospections préalables sur internet. Une fois sur place, nous nous retrouvons parachutés un peu perplexes dans une sorte de parc où s’éparpillent plusieurs bâtiments tombant en douves et dont l’ensemble tient plus du centre sportif qu’à ce que nous nous attendons à voir. C’est bientôt en ruines, mais c’est pas ça que nous cherchons.
Un peu plus loin, nous arrivons dans la cour d’une école et reviendrons en arrière après avoir dû rendre des comptes à une imposante femme de ménage. Longeant alors une ancienne ligne de chemin de fer et un mur prometteur, nous arrivons devant l’entrée principale ouverte d’un complexe à la fonction indéterminée. Echaudés par l’accueil de la technicienne de surface et convaincus, expériences faites, qu’on ne passe jamais par la grande porte, nous continuons notre chemin afin de contourner l’enceinte et de chercher une brèche sur l’arrière. Avant de nous enfoncer dans la végétation, nous avisons en rigolant le bâtiment voisin des carabiniers. Il n’y a pas si longtemps, nous avons franchi un grillage à côté d’un poste de douane, ça change.
En bout de brousse, une porte entrebâillée rouillée semble annoncer notre but. Mon comparse arme déjà sa GoPro. Mais le portail s’ouvre sur une plaine parsemée de champs.
Recto-Verso
Qu’à cela ne tienne, un peu plus loin nous apercevons quelques bâtiments abandonnés et dont l’accès est moyennement protégé. Une fois de plus, on constate que les interdictions et les barrières dans ce pays, ils s’en tapent autant que des limitations de vitesse. Dixit la bonne Suissesse. Qui fait pareil.
Sur ces bâtiments, apparemment anciennes usines, je n’ai pas trouvé grand chose. Appartenaient-ils à la structure? Certainement. En tout cas, ils constitueront notre mise en bouche.
A l’arrière des édifices, un étroit escalier envahi de végétation nous amène devant un nouveau portail s’ouvrant devant rien. Mais pas de doute, dans la jungle émergent quelques bâtiments à l’équilibre instable et aux vitres en miettes nous indiquant que nous avons atteint notre but. Alors, venons-en.
Le mot manicomio peut se traduire par asile psychiatrique. Celui-ci est le plus grand qu’ait connu l’Italie, avec une capacité qui a atteint des pics à 3’000 patients, notamment pendant les périodes de guerre.
L’histoire commence en 1865 avec deux urgences: une épidémie de choléra et une surpopulation de l’asile existant à Milan. La nécessité d’un nouvel établissement était également dictée par les besoins de la psychiatrie moderne qui se développait à l’époque en Italie, après l’unification du pays. Les premiers patients sont transférés à la Villa Pusterla, connue sous le nom de Villa Napoléon pour avoir été la résidence des Bonaparte pendant la campagne d’Italie. Durant les années suivantes, des travaux d’agrandissement ont été réalisés dans le parc entourant la Villa et plusieurs pavillons ont été construits. Bâti comme un village, Mombello, étendu maintenant sur 4 hectares, abritait, outre les salles communes, des laboratoires scientifiques, des bibliothèques pour les médecins et les patients, des ateliers de couture et d'artisanat, des jardins, une buanderie, une boulangerie et des zones cultivables. Le domaine possédait même sa propre ligne de chemin de fer. Comme dans tous les autres asiles italiens, les patients sont répartis en fonction de leur comportement et non en fonction d'une catégorie diagnostique, dans des quartiers appelés "tranquilles", "agités", "sales".. Seules les personnes dites "agitées" étaient maintenues en isolement dans un bâtiment qui se trouvait derrière la barrière vue plus haut. Le fait qu’il n’en reste absolument rien est un mystère. Les autres patients - la majorité - étaient employés à des activités de travail considérées comme thérapeutiques. En juillet 1880, un journal interne, la Gazzetta del Manicomio della Provincia di Milano in Mombello, y est créé et imprimé pendant 25 ans. La majeure partie de ce qui ressort d’une première strate de lecture sur l’historique de cet endroit est une volonté d’ouverture dans l’enfermement, la mise en place de projets artistiques comme le théâtre et la musique, du matériel Montessori dans le département pédiatrique. Le fait que les pavillons soient déclarés ouverts, car sans murs d’enceinte, alors qu’une muraille de deux mètres de haut et de plusieurs kilomètres de long protège la structure est l’une des incohérences que l’on peut relever. Ces mêmes hauts murs au pied desquels les parents menaçaient leurs enfants désobéissants: « Si tu n’es pas sage, je te balance de l’autre côté.» On verra plus loin que la lecture des couches inférieures chez notre ami Google révèle des histoires pas jolies-jolies.
Pendant la Première Guerre mondiale, deux pavillons ont été utilisés comme hôpital militaire de réserve pour "l'observation et le traitement" des soldats devenus fous au front. À Mombello, ceux-ci sont soumis à un "traitement psychothérapeutique de premier ordre", dont les ingrédients de base sont la cure de repos, la liberté (ils ne sont soumis à aucune contrainte) et un régime "réparateur" (les gains de poids enregistrés sont de l'ordre de 10 à 15 kg). Comme la plupart des patients, les soldats sont également mis au travail. Sans aucune forme de contrainte, j’imagine. Mais alors que la guerre amenait des soldats à l’asile, certains médecins et employés ont dû prendre le chemin inverse, quittant l'hôpital pour aller au front. Le psychiatre Gaetano Perusini, qui est entré dans l'histoire pour avoir collaboré avec Alzheimer à l'observation de cette forme particulière de démence, fait partie de ceux qui sont partis et ne sont pas revenus.
Dès le début du XXe siècle, parmi les laboratoires scientifiques les plus importants du complexe on comptait celui de psychologie expérimentale (en Italie, les premiers laboratoires de psychologie ont été créés dans des asiles et non dans des universités), et l'institut de recherche neuro-biologique, dirigé au début de l'après-guerre par Ugo Cerletti, le futur inventeur des électrochocs.
Parmi les hôtes célèbres figure Benito Albino Mussolini, le fils secret du Duce et de la journaliste Ida Dalser, qui fut interné à Mombello en 1935 pour avoir revendiqué un peu trop fort sa filiation. Il y meurt sept ans plus tard.
Le déclin du Manicomio a commencé après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la province de Milan a décidé de donner la préférence à une nouvelle succursale. Mais sa fin fut signée en 1978 avec la loi Basaglia demandant la fermeture de toutes les structures de ce genre. Il a fallu cependant encore vingt ans pour que le processus de sortie des patients de longue durée soit achevé.
Depuis, la vaste zone de l’ancien asile est en partie inutilisée et abrite pour une autre partie quelques centres et instituts disparates. Ce qui explique le fait que, croyant avoir franchi comme des Indiens une zone rouge depuis où nous étions arrivés, nous nous soyons soudain retrouvés avec des promeneurs, des employés de la voirie, des étudiants coupant le parc pour aller prendre leur bus, ceci dans un endroit en fin de compte ouvert au public. Ils ont l’air fin, les Indiens. Dans un décor pour le moins étonnant tout de même, où les ruines envahies de végétation côtoient d’autres édifices moins branlants mais à l'attribution obscure. Les constructions off sont simplement entourées par des barrières comme il se doit piétinées et les panneaux VIETATO disparaissent sous la rouille et le lierre. Nous commencerons notre visite par un bâtiment à la fonction inconnue ressemblant une fois de plus à une usine. A travers ce qui reste des vitres, on aperçoit la façade ravagée de l'un des pavillons.
Dans les années qui ont suivi la fermeture de l’asile, le gouvernement a tenté de préserver le bâtiment sur le plan architectural, afin de rappeler l'hôpital, son personnel et le rôle important qu'il avait joué dans le passé. Les sans-abris, toxicomanes et vandales ont très vite investi les lieux délaissés. La zone, déclarée insalubre et inconstructible, a moyennement intéressé les promoteurs. En 2018, un projet de rénovation du site a été proposé par des étudiants de l’école polytechnique de Milan afin de valoriser la structure historique et d’y créer un musée. Depuis…
Niente.
Rien.
Comme ils disent ici.
Et rien, avec un point, eh bien c’est rien, avec un point.
En fouillant sur le net, on s’aperçoit que cet endroit a été évidemment un lieu de fantasmes, fréquenté entre autres par les adeptes du spiritisme, et que même abandonné, vandalisé, pillé et squatté, il semble avoir longtemps conservé des objets et du mobilier qui replongeaient le visiteur dans une période glauque et sombre du traitement des maladies psychiques pendant une grande partie du siècle dernier. On y trouvait des lits, des chaises, des vêtements, des radiographies et les dossiers des patients. Aujourd’hui, il ne reste que des murs sur lesquels poussent les arbres, des endroits ont brûlé, l’intérieur n’est que champ de ruines et de gravats et nous ne nous aventurerons pas dans les étages rien qu’en voyant l’état des escaliers. Personnellement, rien dans ces bâtiments rattrapés par la nature ne m’a sauté aux yeux quant à leur fonction initiale à part peut-être ceci.
Mais j’ai surtout été sensible à l’architecture, aux portes, aux couloirs et aux fenêtres, comme toujours, et à ces incroyables patios dans tous les pavillons où la végétation s’entremêle et où finalement on ne sait plus si l’on est dedans ou dehors. Ce qui m’amène à placer l’une des phrases cultes que l’on pouvait lire en ces lieux: « Les fous sont de l’autre côté du mur, ne les cherchez pas ici. »
De nombreux artistes ont été admis à Mombello, dont le peintre Gino Sandri qui y a réalisé de multiples toiles et y aurait également laissé des traces sur les parois. D’autres témoignages écrits se lisaient sur les murs mais une nouvelle génération d’artistes plus ou moins respectueux des anciens sont venus embardoufler tout ça et j’ai été interpelée par la noirceur de certains graf, inspirés par le lieu, me direz-vous.
Ci-dessous, deux oeuvres de Sandri suivies d'autres plus contemporaines.
La dernière personnalité à avoir fréquenté le site est Johnny Depp pour son apparition dans un film d’un réalisateur génois, 7 Days, 7 Girls, qui apparemment ne restera pas dans les annales du cinéma.
Alors que j’avance dans mes recherches, je me heurte à un flux d’informations contradictoires et peine à en effectuer le tri. Dans quelle mesure ces patients, nommés incidemment détenus dans un article que j’ai lu, étaient-ils vraiment malades? Quelle en était la proportion qui n'étaient là que parce qu'ils dérangeaient l'élite en place? Dans quelles mesures ont-ils servi de cobayes? Quels traitements leur étaient-ils administrés? Combien n’en sont jamais sortis? Autant de questions dont les réponses ne se trouvent pas dans les premières couches du net et si quelques éléments sont émis avec réserve, cela ne sera pas sur le site officiel des archives de la psychologie italienne.
En 1979, une année après la loi demandant le démantèlement de ces structures, la Commission des citoyens pour les droits de l’homme a enquêté sur l’asile en raison de thérapies suspectes. Des résidus chimiques ont été trouvés dans douze corps, 50 cerveaux, membres et têtes récupérés à l’hôpital… La plupart des traitements utilisés ont été déclarés contraires aux droits des citoyens. Benito, fils de Benito, a quant à lui succombé après avoir été plongé dans le coma par l’administration de nombreuses doses d’insuline. Étonnamment, sur la plupart des sites que j’ai consultés, les expériences et les thérapies douteuses sont évoquées comme des légendes urbaines. Tout comme le croquis effectué par Sandri a dû émerger par hasard de son esprit dérangé.
Ce qui contribue également à la légende mais n’en est pas une est l’existence de plusieurs kilomètres de souterrains reliant les bâtiments entre eux. Il s’agit de galeries utilitaires de 1 mètre 80 de haut qui étaient autrefois nécessaires pour amener l’eau et le chauffage dans les différentes zones. L’un de ces tunnels le plus ancien, construit en briques, part de la Villa Pusterla et aurait été voulu par Bonaparte pour lui permettre de s’échapper en cas de danger. Un autre tube arrive dans la petite église de San Francesco. On y trouve également un puits profond de 30 mètres aux résidus douteux et « on dit que les restes des innocentes victimes d’expériences cliniques non autorisées y auraient été jetés. » Mais comme pour certaines autres fables qu’on s’acharne à faire passer comme telles, je commence à y croire.
La visite de ces souterrains est fortement déconseillée. En 2014, quatre adolescents s’y sont perdus et leur sauvetage a nécessité l’intervention des carabiniers. (Ça tombe bien, ils sont tout près.)
Avant de sortir de l’enceinte par l’accès principal, nous aviserons encore un ancien château d’eau et un bassin trouble où s’ébattent des dizaines de tortues. Nous manquerons donc la fameuse Villa Bonaparte et la petite église où ses deux soeurs s’étaient mariées. Un endroit de plus où, maintenant dotée de ces informations, j’aurai envie de retourner. En sachant que je peux passer par la grande porte, comme tout le monde.
Quoi que...
Un Indien dans l'asile (waourf!)
Bonus Track: le filmetto d'autres Indiens si vous voulez un aperçu des souterrains, ainsi que du lieu en général d'ailleurs.
Références principales et photos d'archives:
"Ospedale psichiatrico di Milano in Mombello" - Archivio storico della psicologia italiana
"Manicomio di Mombello: storia, foto e curiosità" - The Jambo
"Manicomio di Mombello: storia di un luogo maledetto" - Eroica Fenice
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