C’était le mardi, je crois. Vers 15 heures. Le boulet de la journée. Voire de la semaine. On devait s’y rendre avec ma grand-mère, pour aider. En contre-partie, on pouvait prendre une glace : une sucette à la fraise enrobée de chocolat qui fondait en trente secondes. Pas très bonne, mais il n’y en avait pas d’autres. Une heure avant, ma grand-mère commençait déjà à s’agiter dans la maison, ouvrait les placards pour contrôler ce qui manquait, nous pressait de terminer nos jeux. Il ne s’agissait pas d’être en retard pour le camion de la Migros. On ne pouvait pas y couper non plus. Comme si, en ne s’y rendant pas, on perdait une place dans les rangs des ménagères du village.
Un peu avant 15 heures, donc, les dames du lieu se rassemblent au bout de l’unique route du hameau, en contre-bas de l’église, et restent attentives à leur ordre d’arrivée. Il sera déterminant pour entrer dans le véhicule. Un cabas dans une main, une liste désespérément longue dans l’autre, elles ne se sont pas spécialement apprêtées, tabliers à fleurs et charentaises, alors que l’on m’a obligée à remettre mes sandales. Même s’il est attendu comme la Sainte Messe, ça reste le camion de la Migros.
Pendant que l’on discute des derniers potins dans un italien coupé de patois tessinois, ça y est, un bruit de moteur plus sourd se fait entendre là-haut, en direction d’Astano. Il arrive. Se gare dans le virage. Le chauffeur descend pour ouvrir les portes à l’arrière, déplier deux marches d’escalier et sortir des paniers métalliques.
Ces dames ont cessé de papoter, se disputent leur place dans la file et ronchonnent contre une dissidente qui n’a pas respecté l’ordre. Le camion de la Migros peut attiser des haines ataviques.
Sous un soleil de plomb, nous bagarrant avec les mouches, nous attendons notre tour avant de pouvoir pénétrer dans le lieu sacro-saint. Ma grand-mère rouspète. L’Alma est passée devant, on sait qu’elle met trois plombes à se décider, regarde, elle n’a même pas fait de liste. Car une fois à l’intérieur, il vaut mieux ne pas avoir deux mains gauches et garder les hémisphères du cerveau correctement coordonnés. De part et d’autre du couloir central, où l'Allemande du coin a de la peine à caler ses nonante kilos, s’élèvent les étagères d’un mini-supermarché garnies de produits estampillés, allant du Mi-savon au Mi-chocolat, en passant par quelques surgelés et trois tomates avachies dans des cageots en plastique orange. Tu n’as pas intérêt à rater ta marchandise au passage, alors que derrière toi ça s’agite parce que ça ne va pas assez vite. Ici, il y a une seule règle de circulation indiscutable : c’est sens unique. Marche arrière impossible.
Ma grand-mère est trop petite pour atteindre les rayonnages du haut, elle cherche de l’aide devant elle, derrière elle. Elle demande qu’on lui confirme le prix des salades pourtant affiché. Vraiment ? Ah non, c’est trop cher ! Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? Elle en vient presque aux mains avec sa voisine qui veut prendre avant elle les quatre uniques escalopes de veau sous-vide présentées dans le frigo. Ah, pardon, ma chère ! Qu’est-ce que tu veux faire avec tout ça ? J’ai mes petits-enfants en vacances, moi !
Fernanda s'agite. Quelqu'un a vu le sel ? Où est le sel ? Qu'est-ce qu'elle me dit, à côté du riz ? Je le trouve déjà pas, le riz, moi ! Arrivée à la caisse, en tête de camion, l’Alma a oublié le papier-toilette, c’était à prévoir. Elle braille pour qu’on lui en fasse parvenir. Tu veux lequel, le rose à trois couches ou le blanc moins cher ? Et des rouleaux de PQ passent de mains en mains d’un bout à l’autre du camion. Ma grand-mère ricane avant de se rendre compte, à deux pas de la caisse enregistreuse mécanique, qu’elle a fait l’impasse sur le produit à vaisselle.
Le chauffeur a dû se blinder en mettant des boules Quies. Devant les surgelés, c’est peine perdue, malgré mon espoir renouvelé de semaine en semaine, il n’y a que des sucettes à la fraise enrobées de chocolat. Je sens la sueur glisser dans mon dos alors que la caissière s’acharne sur ses touches pour nous sortir de sa machine un ticket imprimé en violet qui nous salira les doigts.
C’est bientôt fini. Non, raté. Il lui manque le montant d’un produit. Et que ça te crie d’un bout à l’autre du camion : Fernanda, c’est quoi le prix du Taleggio au 100 grammes ?
Voilà, c’est fait. On est dehors. Lorsqu’elle vient avec nous, ma mère a besoin de plusieurs heures pour s’en remettre. Avec la voiture, on peut aller quand on veut à la Migros, ou même ailleurs. Pourquoi tant de haine ?
Le camion de la Migros, c’est le boulet de la semaine. Pourtant, lorsque j’ai appris qu’ils étaient voués à disparaître dans la région, je dois l’admettre, cela m’a attristée.
En bonus, un reportage...
Et un article en cliquant sur la version vintage :